CUBO DI GABO_sur les œuvres de Gabriele Dal Dosso_Patrick Autréaux FR

CUBO DI GABO

 sur les œuvres de Gabriele Dal Dosso

La sculpture a l’apparence d’un volume euclidien, d’un cube ou de quelque autre polyèdre. Elle ne laisse pas deviner l’efflorescence qu’elle contient.

L’amorce. C’est toujours l’amorce que l’on guette pour s’engager à traquer ce qu’on pressent et qui échappe encore. L’amorce est ici une arête, qu’il suffit d’ouvrir pour que se déploie jusqu’au paradoxe un labyrinthe caché.

Partant de l’élémentaire principe du ruban de Möbius, Gabriele Dal Dosso conçoit des œuvres géométriques, dont la complexe existence ne se révèle que lorsqu’on les manipule.

Regardons les mains en action.

Une face s’écarte, dégage une ailette puis une autre, une autre encore se déplie, le polyèdre fleurit. Chaque facette s’agence selon une bande qui se referme en se tordant sur elle-même. Corolle articulée, la voici entre les doigts, dépliée, et créant un espace sans dedans ni dehors, sans dessus ni dessous, sans envers – de pur endroit.

Le défi de l’artiste relève du jeu. Pour en apprécier tant le sérieux que la malice, mieux vaut ne pas vouloir recomposer à tout prix le polyèdre, mieux vaut ne pas être pris par le besoin d’exploit, mais au contraire entrer dans cet espace et se laisser attraper par l’aventure, par les circonvolutions et dédales de la pensée.

Propulsé au cœur d’une activité silencieuse qui tient du raisonnement et en même temps du plongeon intérieur, de ce qu’on pourrait nommer méditation, on est vite fasciné par les alambics ici visibles de la logique, par ses détours, avancées ou répétitions, par ses obsessions.

Comme devant des tours de passe-passe, on regarde ses propres mains décomposer et recomposer ce cristal, et que voit- on ? Une carcasse, un collier de pétales triangulaires, la danse d’une mécanique fluide, qui fait soudain songer à une géométrie vivante, et nous inviterait à lire peut-être en cette œuvre une métaphore de ce qui relie les lois mathématiques, celles du vivant et des astres. Même si on pourrait tout aussi bien évoquer les élaborations oulipiennes* ou ces constructions abstraites qui ouvrent des portes vers la métaphysique, vers la mystique même.

Ce qui trouble dans le travail de Gabriele Dal Dosso, c’est que dans cette plongée mentale on a le sentiment de pénétrer dans la structure de la pensée même ; ou plutôt de la voir en mouvement et, pour ainsi dire, matérialisée. Mais ce qui l’humanise ici et la rend sensible, ce sont les mains, ce sont les doigts. Oublierait-on que les mains servent aussi à manifester la pensée, qu’elles sont ce qui permet de concrétiser un raisonnement en train de s’élaborer, de s’incarner ?

En révélant leur agencement dissimulé et leur paradoxe, ces œuvres conduisent vers ce qui fonde peut-être l’imagination ainsi que la mystique : ce lieu particulier de l’esprit qui relève de l’oxymore, c’est-à-dire de la rencontre des opposés, de leur indifférenciation, là où on peut faire irruption hors de la logique traditionnelle.

Pourtant, malgré cette évidente sophistication, nous voici aussi rendus à quelque chose d’archaïque et de très simple en manipulant l’œuvre : le lien entre la main et l’outil; et, d’une certaine manière, rendus à l’origine même de la civilisation (si l’on considère que ce mot est synonyme de la matérialisation de la pensée, de cet instrument abstrait, de ce potentiel qu’est la raison devant une énigme.)

La démarche de Gabriele Dal Dosso pourrait sembler s’inscrire dans un processus formel étroit, un peu comme les productions instinctives animales, issues d’une servitude constitutive. L’esprit pourrait s’y sentir piégé, comme un corps dans un bondage rituel. Pourtant quelque chose s’ouvre en ces œuvres, qui rejoint certaines expériences spirituelles paradoxales, un peu comme le plaisir surgit des liens qui enserrent l’amoureux piégé ; et nous voici poussés sur la lèvre d’un questionnement essentiel : comment gagner en liberté dans l’apparente contrainte, dans l’impasse propre à notre nature ? Comment la contrainte formelle force-t-elle l’espace d’une liberté? Comment peut-elle permettre à l’esprit d’ouvrir des trappes que l’exercice en régime sain ne soupçonne pas?

Paradoxe qui apparaît alors moins comme un jeu qu’un trou métaphysique, comme la rencontre de notre limite et de l’infinité possible dans la limite.

Et l’on sait bien que la résolution des paradoxes se trouve dans la contemplation du mystère ou dans l’inattendu de l’échappement.

Eux seuls font éclore parfois le nouveau.

 

Patrick Autréaux

 

 

 

* L’Ouvroir de littérature potentielle, généralement désigné par son acronyme OuLiPo (ou Oulipo), est un groupe international de littéraires et de mathématiciens se définissant comme des «rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir»

l’Oulipo est une association fondée en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais, avec comme cofondateur l’écrivain et poète Raymond Queneau.